Pour de nombreux écolos têtes de gondoles, l’imaginaire occidental serait trop pauvre en histoires aptes à nous faire rêver collectivement en un avenir compatible avec les limites planétaires. Il nous faudrait ainsi inventer de nouveaux récits afin d’indiquer la voie à une population en manque d’inspiration, engoncée dans un quotidien aliénant, souhaitant visualiser un horizon vivable afin de se mettre en marche dans sa direction. Sans cette vision commune, sans cette perspective optimiste, il ne serait pas possible d’espérer sortir du tunnel dans lequel la méga machine industrielle nous enferme.
Vers une nouvelle utopie ?
Quand Thomas More écrit « L’utopie », c’est pour critiquer la société anglaise dans laquelle il vit et proposer des modes de fonctionnement différents. S’il espère que certaines de ses idées pourront entrer en application dans son pays à l’avenir, « L’utopie » décrit le fonctionnement d’un pays imaginaire, non pas une voie à suivre pour vivre dans une Angleterre idéale. Si certaines des idées de More se sont réalisées, il s’est bien gardé de donner un calendrier et une marche à suivre. Cette technique narrative permet à l’auteur de ne pas désigner directement les auteurs des problèmes de ses contemporains d’une part et d’être moins taxé d’irréalisme sur les propositions les plus éloignées du monde dans lequel il évolue d’autre part. Écrire une utopie concrète se basant sur un scénario de prospective avec un déroulement précis, quand bien même il n’aurait pour but que de donner des jalons et des références afin de créer un imaginaire commun, est systématiquement voué à l’échec.
Par définition, l’avenir est incertain et toute projection sera toujours remise en cause par les faits. Il en va de même pour un programme politique basé sur des promesses chiffrées : il condamne celui qui les a émises à expliquer pourquoi les objectifs n’ont pas été tenus. C’est précisément parce qu’ils ne sont pas crédibles que les grands récits imaginaires nous touchent. Ils ne pointent pas les actions à mettre en place pour résoudre un problème défini, mais fournissent des éléments de comparaison permettant d’illustrer un propos, sans tomber dans le piège du cas particulier, qui par définition est toujours ambivalent.
Prenons l’exemple de la définition de la radicalité. Si pour expliciter le terme ‘radical‘ dans le contexte politique nous utilisons des exemples historiques, nous nous exposons à l’opposition d’un contre-exemple anéantissant notre discours ou au reproche d’une référence non recommandable. Sans s’engager sur ce terrain glissant, une explication de la radicalité politique se référant à de grands événements historiques du XXème siècle, expose tout de suite à des levées de bouclier, des objections imparables sur le contexte et sur les conséquences des événements utilisés en référence.
Il n’en va pas de même avec la fiction.
La radicalité selon Le seigneur des anneaux et Le trône de fer
Agir avec radicalité, c’est porter son action sur la racine d’un problème et non seulement sur sa conséquence. Dans ‘Le seigneur des anneaux’ de J.R.R Tolkien , le grand méchant Sauron a forgé un anneau, source de son pouvoir, qui corrompt les hommes. Certains hommes sont tentés de lutter contre Sauron en s’emparant de la source de son pouvoir, l’anneau unique. Mais la communauté de l’anneau s’accorde pour ne pas utiliser cette source maléfique mais au contraire pour la détruire. Cette volonté d’anéantir le mal à sa source est inconcevable pour l’ennemi, qui ne pense même pas à défendre le lieu où cet anneau pourrait être détruit. Détruire cet anneau est un acte radical, il pulvérise l’origine du problème. Ce qui ne dispense pas les gentils de batailler contre les méchants en attendant d’avoir accompli cette quête radicale.
Dans ‘Le trône de fer’ de George R. R. Martin, une armée de morts menace de détruire le monde des hommes. Durant une bataille épique l’armée des morts combat celle des hommes. Pour simplifier, le seul moyen pour les hommes de gagner cette bataille est de tuer le chef de l’armée adverse. Il s’agit d’un acte radical. Sans tuer le chef des morts, la bataille ne peut être gagnée. Les hommes doivent identifier et détruire la cause du problème, en plus de s’occuper de ses conséquences que sont les hordes de morts.
Dans ‘Le seigneur des anneaux’, comme dans ‘Le trône de fer,’ ce ne sont pas les grands représentants qui résolvent le problème à sa racine mais des personnages plus insignifiants qui savent frapper efficacement là où l’ennemi ne l’attend pas. Dans les deux cas, la cause semble désespérée.
Pour un militant écologiste, ces deux grands récits ayant touché des millions de personnes dans le monde occidental sont des excellentes allégories de la lutte contre les périls menaçant l’humanité. Leur ancrage dans un monde imaginaire les rend d’autant plus crédibles que personne ne pense que ces mondes ont existé ou existeront un jour.
Si être radical, c’est détruire l’anneau de Sauron dans ‘Le seigneur des anneaux’, ou tuer le chef des morts dans ‘Le trône de fer’, que pourrait signifier une écologie radicale ? A coup sûr, un mouvement s’attelant à identifier la ou les origines des problèmes auxquels nous devons faire face et se focalisant sur leur résolution.
Dans ‘Le seigneur des anneaux’, celui qui détruit l’anneau est un semi homme. Il est le seul espoir des gentils. Il serait bien insignifiant pour lutter contre l’ennemi avec ses propres armes. Il incarne la radicalité, seule solution à même de résoudre le problème à sa base.
Les grands récits existent déjà
Il est évident que la définition de la radicalité basée sur ces deux grands récits contemporains aura touché le lecteur de manière différente selon qu’il connaisse ou non préalablement les histoires auxquelles elle se réfère.
J’ai pu récemment présenter en conférence les principes de la permaculture à un public dont une partie ne connaissait pas ces deux histoires sur lesquelles j’appuyais mes explications. L’absence de grands récits connus collectivement nuit ainsi à la perception commune d’une problématique mais il semblerait qu’il n’existe pas d’histoire imaginaire à même de rassembler tout un auditoire. Ma présentation s’appuie également sur des représentations picturales de la genèse particulièrement édifiantes pour souligner certains éléments de la démonstration. Il est incontestable que l’émotion suscitée par une œuvre d’art est un formidable levier pour toucher un auditoire, et un grand avantage des récits déjà existant réside dans le fait qu’ils ont déjà inspirés des artistes talentueux.
A chacun de s’en emparer, tout est déjà là !