La perversion de la possibilité de l’outil en ligne

En tant que créateur de La toile du vivant, j’ai été sollicité pour animer l’outil pédagogique « en ligne ». Ma réponse a toujours été laconique « Merci pour l’intérêt que vous portez à l’outil mais il n’est pas prévu de le proposer en version dématérialisée ».
Je voudrais dans cet article expliquer pourquoi.

La puissance pédagogique de la Fresque du climat

Quand j’ai découvert la Fresque du climat lors d’une formation à l’animation de cet outil, j’ai été frappé par la puissance du principe : 6 à 8 personnes échangent autour d’une table à propos de leur compréhension d’un système complexe, se mettant d’accord sur les relations d’interdépendances entre ces éléments. Naturellement des discussions internes aux groupes se crées, plusieurs mini groupes manipulent et déplacent des cartes différentes; émergent des questions que peut-être personne ne se serait posé s’il n’y avait eu cette mission commune de placer les éléments d’un système complexe sur une grande feuille de papier et de matérialiser leurs interactions.
Cette négociation en groupe génère une vision partagée, construite par interactions spontanées entre les participants. La puissance de ce principe m’a donné envie de créer un outil pour appréhender la complexité des systèmes agricoles, la Toile du vivant.

Le mirage des versions en ligne

Porté par la volonté de diffuser au plus grand nombre les connaissances liées aux changements climatiques, des membres de l’association de la Fresque du climat ont proposé d’animer la Fresque du climat « en ligne », via l’utilisation d’un outil permettant de partager à plusieurs un écran pour déplacer virtuellement des cartes. Associé à un logiciel de visio conférence, cette solution devait permettre de continuer à utiliser la Fresque du climat pendant la crise sanitaire et de prolonger la belle dynamique dans laquelle se trouvait la Fresque du climat.
A la faveur de la crise sanitaire et pour répondre à un besoin ressenti de continuer à utiliser l’outil, la fresque en ligne s’est déployée massivement devenant ainsi une option possible, en plus de la fresque initiale constitué de carte à déplacer autour d’une table.
Seulement le compte n’y est pas, une version en ligne ne vaut pas une utilisation en présentiel. Le rapport à l’autre, la manipulation dans l’espace des concepts ne fonctionnent pas aussi bien derrière un écran : l’expérience est dégradée. L’essentiel de ce qui faisait la force de l’outil a disparu avec sa numérisation.
La question est donc de savoir dans quelle mesure la dégradation de l’expérience est acceptable. Dans quelle mesure avons-nous le choix d’accepter qu’un outil soit utilisé de manière dégradée ?
J’ai trop de respect pour la Toile du vivant pour accepter qu’il soit utilisé dans un autre contexte qu’en présentiel.

La perversion de la possibilité de l’outil en ligne

Dans le sillon de la Fresque du climat, de multiples projets reprennent le concept. Fresque océane, Fresque de la biodiversité, Fresque du numérique… autant de ‘fresques amies‘ développant des thématiques autour de sujets complexes liés à l’environnement. Ce foisonnement réjouissant d’initiatives multiples s’ajoutant à l’essor de la Fresque du climat, les prestataires professionnels proposant des fresques sont de plus en plus nombreux. Tant mieux, à priori, si l’objectif est de diffuser massivement les messages portés par les fresques. Sauf que nombre d’entre eux se mettent à vendre de la prestation fresque en ligne. L’utilisation d’un outil composé de cartes en carton à disposer en équipe autour d’une table sur une grande feuille de papier permettant à des personnes constituant un groupe de mieux se connaître tout en étant touché par des concepts qu’ils manipulent physiquement, mais en ligne… et pourquoi pas avec des participants qui ne se rencontreront jamais et n’auront aucun projet en commun ? …

On arrête pas la numérisation ?

Les arguments sont les mêmes que dans tous les chantiers de numérisation : « c’est quand même plus pratique », « on sait bien que c’est moins bien mais sinon on ne peut pas le faire », « tu te rends compte que je peux animer des fresques pour une société située à l’autre bout du monde » … et ma préférée « ça nous permet de nous rendre compte que c’est moins bien que du contact humain ». Et forcément une animation en ligne peut coûter moins cher qu’en présentiel, ou permettre d’intégrer plus de monde, ou de faire jouer la concurrence entre les animateurs. La prochaine étape, c’est une IA qui le fera mieux qu’aucun humain.
Là où la Fresque du climat nécessitait des compétences humaines non délocalisables, le numérique lui permet d’entrer pleinement dans la sphère capitaliste, instaurant une belle compétition de tous contre tous grâce à l’optimisation des processus et la maximisation des profits, entrant ainsi pleinement dans le XXIème siècle des drones, de la 5G et de la reconnaissance faciale. On arrête pas le progrès. Encore un outil papier numérisé, ouf !

Non, la vie est ligne n’est pas une option

La numérisation n’est pas une option, l’informatique est un outil anti convivial, déshumanisant, dévitalisant. Une tomate industrielle insipide n’est pas une tomate. Une fresque du climat en ligne n’est pas une Fresque du climat. Un animateur n’est pas un robot. Les participants ne sont pas des consommateurs d’un service mais les membres d’un groupe, définissant une entité caractérisée par une appartenance commune et la présence simultanée dans un lieu physique. Les interactions humaines ne se limitent pas à l’ouïe et la vue.

Raviver le lien

C’est selon moi l’enjeu de notre temps : raviver le lien. Et nous ne pouvons pas faire de concession sur cette relation que nous devons retrouver les uns avec les autres, entre vivants humains, non humains, avec nos territoires. L’expérience incarnée est unique. C’est elle qui nous caractérise en tant qu’être vivant, et c’est pour elle que nous devons être intransigeants.