Vers des outils de sensibilisation libres !

Quand j’ai participé pour la première fois à La Fresque du Climat, j’ai été frappé par l’efficacité du principe pédagogique : une équipe place des cartes sur une table, en discutant de leurs positions relatives en fonction de leurs interactions.
Non seulement une vision synthétique commune émerge de cette réflexion de groupe mais surtout de nombreux échanges parallèles entre participants créent une culture collective que l’équipe conservera comme vécu partagé lors de ses projets futurs. J’insiste sur la capitalisation du vécu commun, car l’absence de discussions inter personnes et l’évaporation en fin de session de la « communauté éphémère » rendent pour moi inepte la notion d’atelier en ligne, je l’ai déjà évoqué.
Ma deuxième réaction, quand j’ai découvert La Fresque du Climat, a été qu’il manquait des cartes et que certaines ne me semblaient pas nécessaires. J’avais envie de pouvoir modifier l’outil. Cette réaction, je l’ai eue de manière invariable à chaque fois que j’ai participé à des fresques « amies », utilisant le même principe que la Fresque du climat sur d’autres thématiques. Ça n’est pas faire injure aux différents créateurs de ces outils que de dire que l’on souhaiterait bidouiller leurs créations, l’histoire des arts et des techniques n’est faite que d’ajout successifs, d’emprunts, de copiage…

L’expression d’une sensibilité

Pourquoi modifier ces outils ? Parce qu’un bon pédagogue ne se limite pas à animer, il incarne. L’histoire que raconte le ou les auteurs des ateliers pédagogiques ne correspond jamais exactement à l’histoire que j’aurais souhaité raconter. J’utilise le terme histoire à dessein, car il s’agit bien pour l’auteur de l’atelier de créer une narration, d’exprimer une vision d’une problématique, quand bien même le contenu des cartes serait issu d’un rapport scientifique. La façon de présenter les données et de les mettre en perspectives représente un choix délibéré, qui ne peut pas être neutre. Un créateur crée avec une intention, tout comme un journaliste angle un reportage ou un bibliothécaire sélectionne des ouvrages.

Choisir de diffuser une création, c’est exposer une vision du monde, quitte à la mettre en perspectives ensuite. Ça peut être le rôle d’un débat à la fin de la diffusion d’un film au cinéma comme à la fin de la constitution d’une fresque. Mieux l’animateur incarnera le message, au mieux les participants le ressentiront et l’intégreront.

Licence Creative quoi ?

Inspirée du mouvement du logiciel libre, la licence Creative Commons définit les droits d’utilisation et de modification des œuvres créatives principalement numériques. Ainsi, la société à but non lucratif Creative Commons, « donne aux gens les moyens de développer et de maintenir les biens communs florissants des connaissances et de la culture partagées dont nous avons besoin pour relever les défis les plus urgents du monde et créer un avenir meilleur pour tous (selon leur site, traduction par Google). L’idée sous-jacente : la reproduction des créations de l’esprit numériques représentant un coût de copie marginal nul, offrir la possibilité à chacun de les copier et les diffuser gratuitement devient pertinent. Les auteurs choisissent une licence Creative Commons pour contribuer à un commun partageable gratuitement afin de privilégier la circulation de leurs idées.

Ici, je cite le site de Creative Commons (j’ajoute l’emphase)

Le titulaire des droits qui met une œuvre sous licence Creative Commons répond à quelques questions lorsqu’il choisi une licence — dans un premier temps : « est-ce que je veux autoriser les usages commerciaux ? ». Puis : « est-ce que je veux autoriser la modification de mon œuvre ? ». Dans le cas ou un titulaire de droits choisit d’autoriser les modifications d’une œuvre, il peut aussi choisir de demander aux utilisateurs des œuvres que les œuvres dérivées soient rediffusées avec la licence initialement sélectionnée. Nous appelons ce concept « Partage à l’identique » ; c’est un des mécanismes qui permet aux communs numériques de grandir dans le temps. Ce concept est inspirée par la Licence Publique Générale (GNU) utilisée par beaucoup de projets de logiciels libres et open source.

Seulement, la licence CC BY-NC-ND protégeant la plupart des fresques ne permet pas de changer l’œuvre. Le ND (pour No Derivative en anglais) signifie l’interdiction de la modification et la création. Le NC (No Commercial use) indique l’impossibilité de commercialiser l’œuvre. Le choix de cette licence restreignant l’utilisation et interdisant la modification de l’œuvre relève de la volonté d’assurer l’intégrité totale de la création (c’est tout ou rien) et le contrôle sur sa marchandisation. La licence CC BY-NC-ND n’est pas une licence libre.

Libérez les animateurs

Selon Wikipédia :

Une œuvre sous licence libre possède quatre caractéristiques fondamentales :
la liberté d’utiliser l’œuvre pour tous les usages ;
la liberté de la copier et de diffuser des copies ;
la liberté de l’étudier ;
la liberté de la modifier et de diffuser des copies de l’œuvre résultante.

Cette licence CC BY-NC-ND interdit ainsi l’adaptation de l’outil à l’auditoire. Elle n’autorise pas l’animateur à ajouter ou enlever des cartes, à modifier des contenus afin de raconter une nouvelle histoire en fonction du public. Le choix de licence d’utilisation s’inscrit certainement dans une logique, mais il en résulte une multiplication d’outils – la galaxie des fresques – utilisant tous des cartes sous le même format mais avec l’impossibilité de profiter du travail des autres pour composer sa propre narration. Aujourd’hui, vouloir créer un atelier pédagogique de ce style vous contraint à devoir tout recréer depuis le début. Ça n’est pas en soi que cela demande tant que ça de travail qui me gène. C’est la vision du monde que cela induit : je ne te permets pas d’adapter mon travail, de t’appuyer sur mon ouvrage pour à ton tour exprimer ta créativité, ta sensibilité ou tout simplement le rendre conforme à ton usage.

Défendre une vision du monde

Je développe actuellement sur une « Toile de la technologie adaptée » (titre non définitif) qui s’appuie sur la pensée d’Ivan Illich, développée en particulier dans les livres « La convivialité » et « Énergie et équité ». Pour l’auteur, un outil juste n’est pas limité à une seule utilisation mais reste appropriable par son utilisateur. Selon Illich,

« [l’homme] a besoin d’une technologie qui tire le meilleur parti de l’énergie et de l’imagination personnelles, non d’une technologie qui l’asservisse et le programme »

Si l’on suit cette pensée, un outil de sensibilisation favorisera la créativité et la réinterprétation de ceux qui l’utilisent. L’animateur modifiera le matériel pédagogique pour se l’approprier et l’adapter à des contextes et publics variés. Les participants tireront librement les conclusions des informations qui leur sont apportées. Dans ces conditions l’outil est émancipateur pour tous les intervenants.

La toile du vivant en appelle à la créativité des participants

Pour des outils libres

Si je pose toutes ces questions, ça n’est pas par esprit de contradiction ou pour donner des leçons à qui que ce soit. Je me pose la question de la licence d’utilisation appropriée parce que j’ai créé en 2018 la Toile du vivant, un outil de sensibilisation aux enjeux agroécologiques, inspiré du fonctionnement de La Fresque du Climat, et que je cherche toujours comment permettre à d’autres de l’animer en cohérence avec ma vision du monde. J’ai créé également une toile du digital et ai d’autres projets encore. Dans l’idéal, j’aimerais pouvoir disposer d’un important ensemble de cartes dans lesquelles piocher pour créer de nouvelles narrations en fonction du public, du temps de l’animation, du message à transmettre…

Dessins de mes étudiants lors d’une première version de la Toile du digital